Laborintus II est une pièce qui a été commandée par l’ORTF pour le 500e anniversaire de Dante. La pièce qui rassemble un récitant, des comédiens-chanteurs, un ensemble instrumental et un dispositif électronique, a été créée en 1965. Le projet a été partagé, une fois de plus, entre Luciano Berio pour la composition musicale, et Edoardo Sanguineti pour la construction textuelle. Les deux hommes s’étaient rencontrés et avaient travaillé ensemble lors de la précédente composition de Berio, intitulée Passaggio (1962). Mais l’œuvre n’avait pas vraiment été satisfaisante pour Berio, qui composa Esposizione (1962-1963), un ballet, puis Laborintus II.
Parler de Laborintus II de Luciano Berio s’apparente un peu à un jeu dans lequel nous devons trouver notre chemin à la fois sonore, par la multiplicité des références à d’autres époques (Monteverdi) ou à différents styles musicaux (jazz, électroacoustique1 ), et textuel, par la multitude de fragments littéraires (Bible, La vita nuova de Dante, mais aussi des extraits pris à Sanguineti, Pound, Isidore de Séville, etc.) divisés dans plusieurs langues (latin, italien, anglais, français, allemand), le tout servi par un récitant, des comédiens-chanteurs, un ensemble et un dispositif électroacoustique.
Imaginez que vous êtes en pleine partie du jeu intitulé Labyrinthe, que vous devez construire pas à pas votre route pour sortir du jeu, ou encore mieux, imaginez-vous que vous êtes contre le jeu, que vous devez saisir les bons éléments sonores pour tracer votre chemin : Laborintus II c’est un peu les deux à la fois.
Tout d’abord, cette pièce de Berio représente une époque : les années 1960. Nous pouvons presque y trouver un côté un peu psychédélique à cette musique qui avance tout en faisant des retours en arrière, ce que l’on appelle des réponses à distance, comme lorsque, dans un labyrinthe, vous prenez une mauvaise direction puis revenez sur vos pas.
L’étymologie de « Laborintus », d’ailleurs, est rattachée au terme « labyrinthe », mais de manière plus subtile, nous avons aussi « le travail intérieur » ou « ce qui se fait à l’intérieur de ». En effet, « Labor » en latin signifie le « travail » et « intus » caractérise le fait que ça se passe « à l’intérieur ». Nous pouvons aussi rapprocher ce « intus » de « into » en anglais qui observe la même racine étymologique. Le titre revêt donc un côté historique par l’usage du latin. Nous pouvons retrouver ce terme dans le titre d’un livre consacré au Moyen-Âge de Olivier Cullin où Jean-Marc Warszawski résume : « Laborintus selon l'avant-propos, c'est l'intérieur caché des choses ; c'est aussi l'épreuve initiatique du parcours. Labor intus, c'est le travail intérieur, l'introspection. »2
L’introspection nous pouvons la retrouver à travers les paroles de Dante, lorsque celui-ci tente de retrouver son amour perdu. Mais très rapidement, c’est d’extrapolation dont semble nous parler Berio. En effet, les différents éléments qui composent la pièce sont autant de points, ou de cailloux lancés sur le chemin pour se trouver une sortie au labyrinthe, si nous souhaitons garder la métaphore labyrinthique. Et c’est cette ambivalence entre un noyau central propre à l’œuvre — très certainement le noyau dantesque de départ — et une extrapolation à partir des différentes composantes de la pièce, qu’elles soient musicale ou textuelle pour créer autant d’interprétations auxquelles nous pouvons nous raccrocher.
D’ailleurs, si nous nous attachons à la notion de chemin, de parcours, nous pouvons revenir dans la genèse de l’œuvre puisque Laborintus II a été composé à partir du recueil de poème Laborintus de Edoardo Sanguineti, écrit en 1956. Sanguineti a recomposé un nouveau texte pour Laborintus II en déployant un système de réseaux textuelles, à la manière des galeries animales chères à Kafka, cheminant vers une direction qui est libre en interprétation, ce qui caractérise le concept de l’œuvre ouverte, théorisé par Umberto Eco3 .
Structurellement, on pourrait penser l’œuvre schématiquement divisée en trois périodes : la nature dantesque ou le paradis, l’enfer, puis la société contemporaine. Néanmoins, tout ceci est à nuancer par les nombreux appels à distance qui peuvent brouiller notre perception analytique dans la directionnalité des événements de la pièce. Pour nous permettre, de mieux appréhender le déroulement de Laborintus II, pensé comme une œuvre influencée par le stile rappresentativo de la Renaissance, nous pouvons aussi approcher l’œuvre par une lecture possible représentant, ce qui était nommé à la Renaissance, les passions. En effet, partant d’un texte de Dante, La Vita Nova dès les premières paroles dans la pièce, puis faisant plus loin référence à Monteverdi dans une réactualisation contemporaine du principe des Canzonette, tout nous pousse à croire que l’influence de la musique de la Renaissance est présente dans cette pièce. Ainsi, nous pouvons penser le tout début de l’œuvre comme étant représentatif d’une Passion amoureuse, celle de Dante pour Béatrice. Cette première sous-partie dans Laborintus II va être coupée par ce que nous avons appelé une « rupture-jazz », c’est-à-dire un fragment rythmique de jazz qui reviendra à plusieurs reprises dans le déroulement de la pièce en tant que motif signalétique permettant de passer à une nouvelle étape de l’œuvre. Suite à cette première rupture, s’enchaînera un cours passage alternant une partie de flûte accompagnée par deux harpes avec le récitant seul. Ce petit conduit dans l’œuvre met en avant quelque chose de particulier : une phase aérée de l’œuvre par des « trous d’air » provoqués par l’alternance des trois instruments avec la voix seule. Ce passage influencera plus loin d’autres parties dans l’œuvre. De même, la partie de flûte reviendra de manière inspirée plusieurs fois aussi, dans une sorte de cohérence structurelle. Ce cours fragment va aboutir à la fameuse Canzonetta inspirée par l’écriture musicale de Monteverdi et va caractériser ce que nous avons appelé la Passion amoureuse II où la joie succède à la douleur de l’être définitivement perdu.
Cette nouvelle sous-partie de l’œuvre va se diriger progressivement vers ce que nous avons nommé la Passion intellectuelle et/ou matérielle, qui est reconnaissable dès les mots italiens « tutto, tutto, tutto dalla biblioteca… » scandés par un comédien-chanteur. Cette partie est caractéristique de l’Enfer où l’accumulation des richesses joue un grand rôle. Nous pouvons aussi y voir une référence aux natures mortes des peintres hollandais qui reproduisent des scènes de marchés marins où les stands débordent de marchandises.4
À partir du moment où le récitant dit « Naturo lo suo corso prende da divino intelletto e da sua arte… », nous en concluons que nous arrivons dans une autre sous-partie, la quatrième, que nous avons intitulé : Passion de la destruction, de l’usure. Cette partie nous plonge un peu plus dans les ténèbres infernales d’une société qui part à la dérive. Pour en illustrer le passage, les mots italiens « oscura », « dolorosa », ressortent chez les comédiens-chanteurs, tandis que le récitant clame fort « with usura ». Cette progression événementielle à la fois musicale et textuelle, va faire émerger la partie électronique qui va permettre la transition avec la troisième grande partie de l’œuvre, ce que nous avons décrit comme étant la société contemporaine.
Et c’est une fois que le récitant rappelle un fragment textuel déjà énoncé « tutto, tutto, tutto », mais cette fois suivit de « dalla caramella al miele », que nous pouvons annoncer une cinquième sous-partie nommée : Passion consommatrice. Cette passion va cumuler jusqu’à l’impossible rompu par trois « silenzio » presque criés par les comédiens-chanteurs et le récitant, suivit d’un quatrième en désinence. S’ensuit une prolongation sonore qui voit presque disparaître l’ensemble instrumental, ponctuant de temps en temps de quelques fragments l’électronique devenue maîtresse de cette dernière grande partie.
Dans une cohérence des rappels à distance, on peut noter une résurgence de la Passion intellectuelle au moment où le récitant, seul face à l’électronique, clame son texte : « La musica è tutta relativa… ».
Puis nous pouvons presque y entendre une réapparition de la Passion amoureuse sous les mots italiens accordés aux enfants, « bambini », à la fin de l’œuvre, comme s’ils étaient les seuls innocents de ce monde.
Cette œuvre de Berio est assez complexe dans sa composition. Une analyse plus approfondie pourrait toucher d’autres thématiques, mais voici, de manière très schématique, l’essentiel de ce que nous pouvons retenir, dans les grandes lignes formelles, de ce qu’est la structure de Laborintus II. Après, seules plusieurs écoutes pourront faire apparaître de nouvelles pistes structurelles, par les éléments répétés notamment, mais tout ceci ne nous permet pas une analyse simplifiée de l’ensemble de la pièce.